Carla Bruni Vs Raskolnikhov
Petite balade en ce samedi après-midi avec les enfants dans notre quartier : le "barrio Los Alamos". Le Campus de l'Université Technologique, qui se trouve juste derrière chez nous, offre un agréable espace de promenade avec son pont qui enjambe une petite rivière et un trou de végétation luxuriante. Les enfants se plaisent à l'emprunter en tout cas. On y accède par un petit portail ouvert et mal surveillé par des gardiens débraillés, peu dissuasifs, souvent en train de "taper la causette" entre eux ou d'écouter de la "musique tropicale" à tue-tête à la manière des ouvriers du BTP. Le week-end on peut y croiser quelques rares étudiants hagards mal rasés et fringués comme des étudiants des " Beauz' ". On peut aussi jeter un coup d'oeil sur les salles de classe vétustes aux portes toujours grandes ouvertes battant aux quatre vents, sur les pupitres en bois délabrés qui les meublent, sur les affiches négligemment collées sur les murs, sur les petites annonces qui proposent des chambres à louer pour de jeunes étudiants célibataires, sur des tracts aux accents révolutionnaires. On longe aussi des terrains de basket ou de hand-ball dont la surface bitumée, inexorablement rongée par les mauvaises herbes, explose ou se lézarde en de multiples endroits. La cafeteria en plein air, désertée elle aussi, découvre ses tables et ses chaises "seventies" en plastique beige ou orange, d'une propreté douteuse. Les "carpas", tentes publicitaires à la toile rouge délavée, complètent le tableau. On est sur le Campus d'une université publique, qui n'est pas sans rappeler celui de nombre d'Universités françaises. Que cela est étrange. Et comme cela tranche avec les universités privées qui se trouvent à Pereira ou dans le reste de la Colombie ou, plus généralement, en Amérique Latine !
Dans les Universités privées, rien à voir. On n'entre qu'en montrant patte blanche : on s'adresse d'abord à un gardien, puis à la réception où on laisse sa carte d'identité avant d'entrer, on est même parfois pris en photo à l'aide d'une webcam, comme à l'aéroport, on doit franchir un tourniquet, comme dans le métro. On traverse un hall au carrelage parfaitement "clean", on emprunte des couloirs "nickels" qui longent des salles vitrées laissant voir des rangées d'ordinateurs derniers modèles. Quand c'est une Université située un peu à l'extérieur de la ville, on se retrouve sur un Campus paysagé où la nature est parfaitement dominée : le gazon parfaitement tondu et gras et d'un vert tendre alterne avec des massifs de fleurs tropicales colorées (fushias et jaunes souvent) et parfumées; les arbres, par dessus les toits, lentement, bercent leur palme. On accède à des bibliothèques "high tech" en passant sous de vastes portiques et en empruntant de vastes couloirs lumineux et aérés. Les affiches, la plupart du temps d'ordre académique, parfois culturel, sont soigneusement placées sous vitres. Et surtout les étudiants y sont si différents. Ou les étudiantes plutôt. Soigneusement maquillées, savamment coiffées, souvent siliconnées, portant talons hauts et "petits hauts" pigeonnants, elles arborent des regards fiers, des mines insolentes ou des pauses décontractées; elles fument élégamment des cigarettes américaines en jetant des regards circulaires, dans des cafeterias à tables et chaises en acier "nickelles" car faciles à nettoyer. Elles se déplacent en bande, discutent entre elles en souriant ou riant aux éclats, elles semblent être d'éternelles vacancières en partance pour une croisière ou une séance de shopping. Comme cela tranche avec la faune estudiantile de l'Université publique, qui parcourt les travées sombres des "blocs" de la Fac d'un pas rapide et le regard ombrageux, vêtue de vieux jeans et de t-shirts sombres, de pesantes besaces en toile de jute. Deux mondes. Celui du privé : séduisant, scintillant, éblouissant même ; celui du public : abandonné, vétuste, oublié. C'est Carla Bruni qui croise Razkolnikov.
C'est ce à quoi je pensais silencieusement pendant notre balade sur le Campus, samedi 25 janvier 2008 aux alentours de 16 heures. Maxence et Lila, insoucieux de ce monde à deux vitesses qui est une réalité depuis longtemps en Colombie et se profile chez nous, s'en balançaient pas mal.
Et ils avaient sans doute raison.
Ils sont du bon côté de la barrière. Pour l'instant...